lundi 16 février 2009

HP Lovecraft sur les chats

Howard Phillips LOVECRAFT

 

Des Chats et des Chiens

 

(Cats and Dogs, 23 novembre 1926 © Scott Meredith Literary Agency Inc. Traduit de l’américain par Philippe Gindre © Editions Robert Laffont)

 

Instruit de la polémique qui a éclaté récemment au sein de notre cercle littéraire entre les défenseurs des chats et les tenants des chiens, je ne puis m’empêcher d’apporter par quelques miaulements raminagrobistes ma contribution à la dispute en cours, en même temps que mon soutien au parti que je défends, même si je demeure conscient que l’argumentation d’un vénérable ancien membre soit de bien peu de poids contre le talent des adhérents encore en activité qui ont choisi d’aller aboyer dans l’autre camp. Averti de la faiblesse de mon argumentation, l’un de mes estimés correspondants m’a fort obligeamment fourni le compte rendu d’une controverse semblable, publiée dans le New York Tribune, où M. Carl van Doren se trouve dans mon camp et M. Albert Payson Terhune dans celui de la gent canine. J’aurais été heureux de plagier à l’envi un tel document ; il se trouve cependant que mon ami, faisant preuve en cela d’une ingéniosité proprement machiavélique, ne m’a fourni qu’une partie seulement de l’argumentation féline, tout en me faisant parvenir l’intégralité des propos cynophiles. Connaissant ma tendance emphatique, il s’est sans aucun doute imaginé rétablir l’équilibre. La chose s’avère pourtant éminemment gênant, dans la mesure où elle va m’obliger à faire montre d’une certaine originalité de propos dans quelques-uns des passages qui suivent.

 

Entre les chiens et les chats, ma préférence est tellement marquée qu’il ne me viendrait pas même à l’esprit de vouloir les comparer. Je n’entretiens aucune antipathie particulière à l’encontre des chiens, pas plus à vrai dire que des singes, des êtres humains, des commerçants, des vaches, des moutons ou des ptérodactyles. J’ai par contre, dès la prime enfance, éprouvé un respect et une affection particulière envers le chat. J’ai vu dans sa grâce sans défaut et son indépendance supérieure le symbole de la beauté parfaite et de l’indifférence souveraine qui sont l’apanage de l’univers lui-même, considéré de façon objective, et ses silences mystérieux ont pour moi tout le charme de l’inconnu. Le chien suscite des sentiments communs ; le chat émeut quant à lui l’esprit humain au plus profond de son imagination e de sa perception du cosmos. Ce n’est pas un hasard si les Égyptiens, contemplatifs par excellence, et des esprits poétiques plus modernes comme Poe, Gautier, Baudelaire et Swinburne, ont tous été de sincères adorateurs du soyeux raminagrobis.

 

Bien évidemment, la préférence de chacun en la matière dépend essentiellement de sa personnalité propre. Il me semble que le chien est surtout apprécié des gens dotés d’un caractère superficiel, sentimental et émotionnel ; des gens qui sentent plus qu’ils ne pensent, qui attachent une certaine importance au genre humain et aux émotions conventionnelles populaires du commun, et dont le plus grand réconfort vient de l’affection inconditionnelle que leur porte une société grégaire. L’horizon imaginatif de telles personnes est nécessairement borné ; ils acceptent passivement les valeurs les plus communément répandues et préfèrent toujours satisfaire leurs croyances, leurs sentiments et leurs préjugés naïfs plutôt que de profiter du plaisir purement esthétique et philosophique qui naît de la reconnaissance lucide de la beauté absolue dans tout ce qu’elle peut avoir d’austère. Il ne s’agit pas pour nous d’affirmer que l’amoureux moyen des chats n’est pas exempt d’un tel handicap, mais de souligner simplement qu’il existe dans l’ailurophilie une base d’esthétisme véritable que ne possède pas la cynophilie. Le véritable amoureux des chats est quelqu’un qui aspire à une harmonie avec l’univers que les banalités du quotidien ne peuvent procurer ; quelqu’un qui refuse d’accepter bêtement l’adage populaire qui veut que les personnes gentilles aiment les chiens, les enfants et les chevaux, tandis que les gens méchants ne les aiment pas et n’en sont pas aimés. Il refuse de faire de sa personne et des sentiments parfois grossiers qui l’animent une référence à prétention universelle, ou de permettre à des notions morales superficielles de fausser son jugement. En un mot, il préfère le respect et l’admiration aux épanchements d’un attachement infantilisant ; et il ne s’illusionne pas au point de croire qu’une amitié et une promiscuité irraisonnée ou une dévotion inconditionnelle puissent avoir quoi que ce soit d’admirable ou d’exaltant en soi. Les amoureux des chiens basent exclusivement leur argumentation sur ces qualités communes et plébéiennes, et jugent de façon assez plaisante l’intelligence d’un animal familier à son degré d’adaptabilité à leurs propres désidérata. Les amoureux des chats échappent à cette illusion et refusent de croire qu’une inféodation servile à l’homme dans le but de lui fournir une compagnie timorée constitue un mérite suprême, et ils s’estiment libres d’admirer l’indépendance aristocratique, la dignité, l’individualisme ainsi que la grâce admirable qui sont l’apanage de cette créature calme, agile, cynique et indomptée qui règne sur nos toits.

 

Les citoyens sans imagination qui se satisfont des idées reçues, de la routine du quotidien et du credo des valeurs sentimentales populaires, seront toujours des amoureux des chiens. A leurs yeux  rien n’aura jamais plus d’importance que leur propre personne ou les sentiments les plus primitifs qui les animent, et ils n’auront de cesse de glorifier le compagnon animal qui les représente le mieux à leurs yeux. Ils sont noyés dans ce même tourbillon d’idéalisme avilissant venu d’Orient qui causa la ruine de la civilisation classique et l’avènement de l’âge des ténèbres. Ils vivent dans un monde morne aux valeurs sentimentales abstraites, où ces illusions sirupeuses que sont l’humilité, la dévotion, la bonté et la fraternité sont magnifiées au point de devenir des vertus suprêmes, et où toute une éthique, toute une philosophie mensongère a été bâtie sur la base d’une simple inclination naturelle à la soumission due au développement des muscles fléchisseurs. Ces croyances, dont l’ironie de l’histoire nous a fait hériter lorsque les politiciens romains imposèrent la foi qu’un peuple soumis aux citoyens de derniers temps de l’empire, sont bien évidemment encore largement partagées par les faibles et les irréfléchis ; sans doute ne furent-elles jamais autant répandues qu’au cours de cet insipide dix-neuvième siècle, quand les gens avaient coutume de louer les mérites des chiens « parce qu’ils sont tellement humains » (comme s’il y avait quelque mérite que ce soit à être humain !) et que ce bon Edwin Landseer peignait des centaines de Médors, de Fidèles et de Vagabonds à l’air niais, qu’il affublait de toute la banalité anthropoïde, la mesquinerie et l’ »affectation » de ses éminents contemporains, les victoriens.

 

Cependant au sein de ce grouillement intellectuel et émotionnel équivoque, il s’est toujours trouvé quelques âmes libres pour revendiquer les anciennes réalités qui étaient l’apanage de la civilisation avant que le Moyen Âge ne les fasse disparaître, et notamment la stricte loyauté envers la vérité, la force et la beauté que l’Aryen occidental confronté à la majesté  et la splendeur de la Nature avait su acquérir grâce à son esprit clairvoyant et insoumis. Cette esthétique et cette éthique viriles, qu’accompagne le développement des muscles extenseurs – croyances fières et positives des conquérants, des chasseurs et des guerriers qui ignorent la peur ou la soumission – ne sont que de bien peu d’utilité pour pousser les gémissements affectés dont sont par nature coutumiers les êtres serviles et soumis dont les démonstrations d’affection n’ont pour but que de se concilier la protection de leurs maîtres. La beauté et la suffisance – deux qualités du cosmos par excellence – sont révérées par les êtres libres et païens ; l’adorateur de ces valeurs éternelles n’a que faire de l’humilité, de l’affection, de l’obéissance et de tout ce salmigondis sentimental. Il recherche exclusivement ce qui, à ses yeux, incarne le mieux la beauté des étoiles, du monde, des forêts, de la mer ou des levers de soleil, et exprime le mieux la douce ironie, la majesté, l’acuité, la suffisance, la cruauté, l’indépendance et le détachement méprisant et capricieux de la Nature souveraine. Beauté, froideur, distance, méditation, suffisance, insoumission ; quel animal pourrait prétendre incarner ces qualités avec une perfection aussi manifeste que celle du chat, cet être insaisissable qui poursuit son chemin en ce monde avec la constance impitoyable d’une planète orbitant dans l’infini ?

 

Par le biais d’une comparaison physiologique, nous allons dans un instant mettre en évidence de façon irréfutable le fait que, par nature, les chiens sont chers aux âmes simples et sans imagination issues de la plèbe, tandis que les chats attirent les personnes sensibles que sont les poètes, les aristocrates ou les philosophes. D’esprit pratique, les gens du commun jugent une chose au moyen du toucher, du goût et de l’odorat, tandis que les êtres de conformation plus délicate forment leur opinion à partir des associations d’images ou d’idées qu’un objet donné suscite dans leur esprit. Mis en présence du chat ou du chien, le rustre ne voit que les deux animaux qui sont devant lui, et base sa préférence sur les capacités respectives à se conformer servilement à l’idée imprécise qu’il se fait du comportement, de l’amitié et de la flatterie. Le gentilhomme réfléchi, quant à lui, envisage ces deux animaux dans la perspective de leurs affiliations naturelles, et il ne peut s’empêcher de remarquer que, de par la structure même de la vie organique, les chiens ont pour semblables les loups, les renards, les chacals, les coyotes, les dingos, les hyènes et autres animaux malpropres, tandis que les chats sont les fiers cousins des seigneurs de la jungle ; le lion arrogant, le souple léopard, le tigre majestueux, la panthère ou le jaguar aux formes harmonieuses. Les chiens sont des représentations hiéroglyphiques des sentiments aveugles, de l’infériorité, de l’attachement servile et grégaire ; tous attributs que possèdent également les hommes du commun, que leur intelligence et leur imagination sous-développées laissent en proie à des passions stupides. Les chats sont la représentation runique de la beauté, de l’invincibilité, du merveilleux, de la fierté, de la liberté, du détachement, de la suffisance et de l’individualisme ;  toutes qualités que partagent les hommes des classes dominantes qui se distinguent par leur sensibilité, leur clairvoyance, leur esprit développé, leur refus des errements religieux, leur cynisme, leur amour de la poésie et de la philosophie, leur sang-froid, leur réserve, leur indépendance, leur nietzschéisme, leur fier caractère et leur éducation. Le chien est un paysan et le chat un gentilhomme.

 

Ainsi pouvons-nous juger d’une civilisation en fonction de son attitude à l’égard des chiens et des chats. La fière Égypte, où régnait Pharaon et où les pyramides s’élevaient dans toute leur splendeur sur le souhait de celui qui les avait rêvées, s’inclinait devant le chat, et des temples étaient construits à Bubastis pour y célébrer sa divinité. Dans la Rome impériale, le gracieux léopard ornait de sa présence nombre de riches demeures, affichant paresseusement son insolente beauté dans l’atrium où le retenait une chaîne et un collier d’or, tandis qu’à l’époque des Antonins, le chat véritable fut importé d’Égypte et considéré dès lors comme un luxe rare et coûteux. Ainsi en fut-il chez tous les peuples dominants et éclairés. Toutefois, lorsque nous en arrivons au Moyen Âge et à ses sociétés timorées où régnaient les superstitions, les extases mystiques, le monachisme et où les saints et leurs reliques déclenchaient les pires divagations, le charme distant des félidés est alors tenu en piètre estime. C’est un bien triste spectacle qui s’offre à nous ; celui de la haine et de la cruauté dont fait l’objet la petite créature dont les simples vertus lui ont valu de souffrir le martyre par la faute de manants ignorants qui prenaient sa froideur hautaine et son indépendance mystérieuse et discrète, qu’ils craignaient, pour de sombres pouvoirs relevant de la sorcellerie. Ces esclaves bornés des ténèbres orientales ne pouvaient pas supporter ce qui ne servait pas leurs sentiments banals et leur ambition dérisoire. Il leur fallait un chien pour leur faire la fête, chasser, rapporter les morceaux de bois qu’ils s’amusaient à lui lancer, et ils n’avaient que faire de l’élévation spirituelle que la beauté éternelle et indifférente du chat pouvait leur apporter. Il n’est pas difficile de s’imaginer à quel point le caractère magnifiquement posé et réfléchi de sa majesté le chat a pu leur sembler contraire aux viles préoccupations humaines. Jetez un bâton et le chien, servile, se précipitera pour vous le rapporter. Faites la même chose devant un chat, et il vous regardera avec un détachement poli et un ennui teinté d’amusement. Et de même que les gens inférieurs préfèrent les animaux inférieurs qui accourent aussitôt que quelqu’un émet un souhait quelconque, les gens supérieurs respectent l’animal supérieur qui vit sa propre vie et sait bien que les agissements des troupeaux de bipèdes étranges et puérils qu’il aperçoit ne le concernent pas et ne méritent pas son attention. Il suffit que vous fassiez retentir votre fouet pour que le chien aboie et se livre à toutes sortes de pitreries pour vous plaire. Voilà qui peut assurément satisfaire un paysan désireux qu’on s’humilie devant lui afin de lui laisser croire qu’il est quelqu’un d’important. Le chat, quant à lui, vous distrait et vous charme en jouant pour son propre plaisir lorsqu’il lui plaît de s’amuser. Il vous fait courir à travers les pièces avec un morceau de papier attaché au bout d’une ficelle lorsqu’il ressent le besoin de prendre un peu d’exercice, mais il repoussera touts vos invites si son humeur n’est pas à l’amusement. Cela est dû à la personnalité, l’individualisme, la dignité et le sang froid d’un être dont la vie n’appartient qu’à lui, et c’est ce que savent reconnaître et apprécier les personnes d’extraction supérieure qui possèdent, elles aussi, une âme libre et sûre d’elle et ne suivent que le sens esthétique dont elles ont hérité. Somme toute, il nous apparaît que le chien attire les âmes primitives qui ne recherchent dans la vie qu’une affection trompeuse, une compagnie inutile et une soumission flatteuse et attentionnée ; tandis que le chat est le centre d’intérêt d’esprits plus contemplatifs et plus imaginatifs qui ne demandent dans la vie que de pouvoir jouir du simple spectacle de la beauté dans ce qu’elle peut avoir d’éthérée et d’émouvante, et de pouvoir contempler la vivante incarnation d’un ordre naturel, implacable et impersonnel. Alors que le chien donne, le chat est.

 

Les gens simples exagèrent toujours la part de la morale dans l’existence. Il est donc tout naturel qu’ils l’étendent à leurs animaux familiers. Voilà pourquoi nous entendons tant de dictons ineptes en faveur des chiens, basés sur leur fidélité, et sur la perfidie et la traîtrise des chats. Mais au juste, qu’est-ce que tout cela signifie ? Sur quoi se fonde une telle assertion ? Sans doute, le chien possède-t-il tellement peu d’imagination et de personnalité qu’il ne connaît d’autres mobiles que ceux de son maître ; mais quel esprit évolué irait trouver une vertu positive dans ce qui n’est qu’un stupide renoncement à un droit naturel ? Bien plus sûrement, cette créature supérieure qu’est le chat mérite-t-elle tous les égards pour son sens critique, elle qui possède bien trop de dignité naturelle pour accepter de vivre autrement que selon ses désirs, et qui ne se soucie donc en aucune façon de ce que ces rustres d’humains pensent d’elle ou de ce qu’ils souhaiteraient lui voir faire. Le chat n’est pas traître, car jamais il n’accepte de se soumettre à quoi que ce soit, en dehors de ses propres penchants récréatifs ; et la traîtrise implique pour le moins la rupture d’une convention préétablie. Le chat n’est pas hypocrite, il est réaliste. Il prend ce qui lui plaît, quand cela lui plaît, et ne fait jamais aucune promesse. Il ne vous laissera jamais espérer davantage que ce qu’il vous donne déjà et s’il vous plaît de devenir assez victorien, et pour tout dire assez stupide, pour prendre ses ronronnements de contentement pour une manifestation d’affection éphémère à votre égard, ce n’est certes pas sa faute. Jamais il ne vous laissera croire un seul instant qu’il attend de vous autre chose qu’un abri, de la chaleur, de la nourriture et de la distraction. Aussi sera-t-il tout à fait fondé à mettre en doute le développement de votre sens esthétique et de votre imagination si vous êtes incapable de trouver dans sa grâce, sa beauté et l’agrément de sa présence, une contrepartie suffisante à tout ce que vous lui donnez. L’amoureux des chats ne s’étonnera pas à vrai dire qu’on puisse aimer les chiens (il peut même partager un tel sentiment dans la mesure où les chiens sont souvent très avenants et tout aussi dignes d’affection qu’un vieux et fidèle serviteur peut l’être du point de vue de son maître), mais il sera toujours frappé de ce qu’on ne puisse pas connaître le sentiment qu’il éprouve à l’égard des chats. Le chat est un si parfait symbole de beauté et de supériorité qu’il semble pour ainsi dire impossible qu’un esthète véritable et un cynique ayant quelque éducation puisse ne pas lui vouer le culte qu’il mérite. Nous nous considérons comme les « maîtres » de nos chiens, qui sont nos esclaves et nos inférieurs car nous les avons voulus tels, mais qui a jamais prétendu être le « maître » de son chat ? On ne possède pas un chat, on « l’entretient ». Le chat est l’agrément du foyer où il réside comme l’hôte et l’égal du propriétaire des lieux parce que tel est son bon plaisir. Il n’y a rien de flatteur à être bêtement idolâtré par un chien dont l’instinct le pousse à l’idolâtrie, mais c’est un tout autre honneur que d’avoir été choisi comme ami et comme confident par un félin philosophe qui est son propre maître et pourrait aisément se choisir un autre compagnon s’in en trouvait un plus agréable et plus intéressant. A mon sens l’un des indices de la dignité supérieure du chat réside dans la manière dont l’usage veut qu’on utilise les termes « chat » et « chien » pour qualifier tel ou tel comportement ou attitude. Alors qu’on n’a jamais usé du nom du chat pour qualifier un penchant plus condamnable que l’innocente tendance de certaines représentantes de la gent féminine à la cancanerie et au bavardage[1], le terme « chien » a toujours été associé à la bassesse, au déshonneur et aux pires vilénies. Dans ce processus de cristallisation sémantique on peut voir sans aucun doute la preuve que l’âme populaire a exprimé plus ou moins consciemment la prise de conscience d’une fourberie et d’un opportunisme dont ni le lion, ni le léopard ne se sont jamais rendus coupables. Le chat peut descendre bien bas, mais il ne s’avouera jamais vaincu. A l’instar des Nordiques, il ne peut vivre qu’à condition d’être maître de sa destinée.

 

Il suffit de considérer attentivement les deux animaux pour voir à quel point le chat l’emporte. Basons-nous pour cela sur la seule référence universelle de quelque importance, à savoir la beauté : dans ce domaine, le chat est tellement à son avantage qu’il n’est même plus de comparaison possible. Certains chiens possèdent, il est vrai, une beauté naturelle remarquable ; mais même les plus splendides représentants de la gent canine sont de loin inférieurs aux chats les plus communs. La beauté du chat est classique, alors que celle du chien est gothique. On ne trouve nulle part ailleurs dans le monde animal une telle perfection hellénique des formes, une telle adaptation anatomique à la fonction, que chez les félins. Nos charmants minous sont semblables aux temples doriques, aux colonnes ioniques dont ils possèdent l’harmonie structurale et le charme élevé à un degré supérieur. Et ceci est vrai du point de vue statique comme du point de vue cinétique, car il n’y a pas d’équivalent en art à la grâce ineffable qui se dégage des plus simples mouvements du chat. L’absolue perfection atteinte dans l’esthétisme par le chat lorsqu’il s’étire paresseusement, qu’il se livre avec application à sa toilette, qu’il exécute de joyeuses pirouettes ou encore lorsqu’il fait de petits mouvements involontaires dans son sommeil, est aussi vitale que la meilleure poésie champêtre, ou que le plus belle peinture, alors que d’un point de vue peut-être plus raisonné, la précision du moindre de ses gestes, qu’il se lèche, qu’il saute, qu’il coure ou qu’il chasse, donne à ses déplacements une valeur artistique tout aussi importante. Mais c’est son aptitude à l’oisiveté qui distingue plus particulièrement le chat. Dans Peter Whiffle, M. Carl Van Vechten fait de la nonchalance du chat un modèle de comportement philosophique, et le professeur William Lyon Phelps exprime avec une remarquable acuité le secret de la nature féline lorsqu’il dit que le chat ne se contente pas de se coucher, mais que « son corps se répand sur le sol comme le contenu d’un verre d’eau ». Quelle autre créature a su aussi bien mêler l’esthétisme de la mécanique à celle des fluides ? Quel contraste avec les halètements, les ahanements, les patauderies, les emportements humides, les grattements et autres gestes inutiles et maladroits dont sont coutumiers la plupart des chiens. Dans le domaine de la propreté, la méticulosité du chat assure sans conteste sa supériorité. Tout le monde éprouve du plaisir au contact d’un chat, tandis que seuls les gens dénués de sensibilité peuvent accueillir sans broncher les coups de nez humides ou les effusions envahissantes d’un chien poussiéreux et sans doute pas inodore qui saute, s’agite et se tortille dans tous les sens avec une fébrilité maladroite, pour la seule et unique raison que certains de ses centres nerveux dénués de jugement ont été aiguillonnés par quelque stimuli sans importance. Il se dégage de cette excitation de mauvais aloi un manque agaçant d’éducation : les gens bien élevés ne bousculent ni ne chahutent ceux qu’ils rencontrent. Le chat, quant à lui, sait toujours faire preuve de réserve et de prévenance dans ses avances et il se montre délicat, même lorsqu’il se trémousse sur vos genoux avec des ronronnements aristocratiques, ou qu’il bondit malicieusement sur la table à laquelle vous écrivez pour jouer avec votre plume en lui donnant des petits coups de patte mi-sérieux mi-comiques. Je ne suis pas étonné que ce cheikh à l’éducation supérieure qu’était Mahomet ait aimé les chats pour leur courtoisie et ait éprouvé de l’aversion envers les chiens en raison de leur grossièreté ; ou que les chats soient tout particulièrement appréciés dans les pays latins évolués, tandis que les chiens l’emportent dans les pays d’Europe centrale peuplés de buveurs de bière aux mœurs pesantes et prosaïques. Observez un chat en train de manger, puis observez un chien. L’un est retenu par une délicatesse innée et impérieuse qui confère une sorte de grâce au plus disgracieux des procédés physiologiques. Le chien fait montre, quant à lui, d’une avidité bestiale proprement répugnante et « engloutit » sa nourriture sans scrupule ni retenue, se montrant digne en cela de ses cousins des forêts[2].

 

Pour en revenir à la beauté plastique, ceci n’est-il pas significatif : alors que de nombreuses races normales de chiens sont d’une laideur manifeste et reconnue, tout félin en bonne santé et bien développé, à quelque espèce qu’il appartienne, est magnifique ? La laideur existe bien évidemment chez les chats, mais elle résulte toujours de croisements malvenus, de malnutrition, de difformités physiques ou de blessures. Même en se torturant l’imagination, il est impossible de trouver une race de chat qui puisse paraître – fut-ce légèrement – disgracieuse. Qu’on se donne à présent la peine de considérer le spectacle déprimant au possible de tous ces bouledogues aplatis, ces teckels grotesques à force d’être allongés, ces airedales informes et hirsutes et combien d’autres encore. Il est vrai, cependant, que les critères de l’esthétisme ne sont que relatifs. Il s’agit pourtant de nos références quotidiennes et en comparant, fut-ce de manière empirique, les chats et les chiens selon les critères d’Europe occidentale, nous ne saurions nous montrer partiaux. Si quelque tribu inconnue du Tibet trouve les airedales beaux et las chats persans laids, nous n’irons pas les contredire sur leur propre terrain, mais nous sommes en l’occurrence chez nous, sur notre propre terrain, et nul ne saurait ici douter du verdict, pas même les plus ardents cynophiles. Ces derniers ont coutume de contourner le problème par un paradoxe épigrammatique, et disent que leur animal familier est si laid « que cela en devient un charme ! » Voilà qui relève de cette même tendance infantile à trouver « mignon » tout ce qui est monstrueux, et qu’on retrouve dans les caricatures d’animaux à la mode, les poupées grotesques et toutes ces abominations difformes et trompeuses qui ornent l’antre des paysans soi-disant évolués.

 

Dans le domaine de l’intelligence, les cynophiles s’enhardissent à mettre en avant d’amusantes revendications ; amusantes car dans leur grande majorité, ils basent leur conception de l’intelligence des animaux sur leur degré de soumission à l’homme. Le chien rapporte, pas le chat ; par conséquent (sic !) le chien est le plus intelligent. Les chiens peuvent être bien plus efficacement dressés aux spectacles de cirque ou de music-hall que les chats, par conséquent (O Zeus, ô Dieux de l’Olympe !) ils sont mentalement supérieurs. Tout cela n’est bien évidemment qu’ineptie pure et simple. On ne dirait pas d’un homme à l’esprit faible qu’il est plus intelligent qu’un citoyen responsable parce qu’on peut influencer son vote alors qu’on ne peut pas en faire autant avec le citoyen responsable. Pourtant, une multitude de gens appliquent un argument rigoureusement semblable lorsqu’ils jugent des possibilités respectives de la matière grise des chiens et des chats. Aucun Mistigri doté d’un tant soi peu de fierté personnelle ne s’est jamais abandonné à rivaliser de servilité avec quelque animal que ce soit, et il est par conséquent bien évident qu’une estimation correcte de l’intelligence canine et féline doit être basée sur une observation rigoureuse des chats et des chiens en milieu neutre (sans intervention humaine), lorsqu’ils manifestent des pulsions qui leur sont propres et qu’ils utilisent librement à cette fin leurs facultés cérébrales. Ce faisant, nous ne pouvons manquer d’éprouver un profond respect pour ce ronronnant compagnon qui fait si peu étalage de ses préoccupations et qui, dans toutes ses entreprises, montre un tel sens de la mesure et de l’à-propos qu’il en ridiculise définitivement les effusions inconsidérées et les astuces docilement apprises du pointer ou du chien de berger « ingénieux » et « fidèles ». Observez un chat qui a décidé de franchir une porte, et voyez avec quelle patience il attend le moment propice, sans jamais perdre de vue son objectif, même lorsqu’il estime opportun de feindre un moment de s’en désintéresser. Observez-le alors qu’il est occupé à chasser, et comparez sa patience calculée et le calme avec lequel il étudie son terrain avec les emportements bruyants et maladroits de son rival canin. Il est rare qu’il revienne bredouille. Il sait ce qu’il veut et entend l’obtenir de la façon la plus efficace, même s’il doit pour cela y perdre du temps ; le temps n’a pour ce philosophe aucune importance à l’échelle du cosmos. Rien ne parvient à détourner son attention. Or, nous savons que, parmi les humains, ces mêmes qualités que sont la volonté et la capacité à ne pas se laisser distraire de son objectif par les perturbations extérieures sont considérées comme un excellent indice de vigueur intellectuelle et de maturité. Les enfants, les paysans, les vieux gâteux et les chiens changent d’idée à chaque instant. Les chats, comme les philosophes respectent toujours un fil directeur.

 

Dans le domaine de la ressource, le chat s’avère encore une fois supérieur. Les chiens sont susceptibles d’apprendre par dressage à effectuer correctement une chose donnée, mais les psychologues nous apprennent par ailleurs que ces réponses automatiques à un apprentissage mécanique sont un bien piètre indice d’intelligence. Pour juger des facultés d’abstraction d’un animal, confrontons-le plutôt à des conditions nouvelles et voyons dans quelle proportion ses propres capacités lui permettront d’atteindre son objectif sans qu’on lui ait pour cela indiqué la voie à suivre. Dans une telle situation, le chat combine silencieusement toute une série de solutions mystérieuses autant qu’efficaces, tandis que ce pauvre Médor aboie à perdre haleine en se demandant ce qui peut bien se passer. Même si l’on accorde aux chiens rapporteurs un plus grand succès auprès des foules par leur capacité à sauver les bébés prisonniers des maisons en flammes dans le plus pur style cinématographique, il n’en reste pas moins vrai que nos compagnons ronronnants et moustachus appartiennent à un ordre biologique plus élevé, et qu’ils se rapprochent de l’homme, tant du point de vue physiologique que psychologique, par cela même qu’ils ne se sentent pas concernés par les ordres qu’ils peuvent recevoir de lui. A ce titre, ils mérient un respect supérieur de la part de ceux qui ont choisi comme bases exclusives de leur jugement des critères philosophiques et esthétiques. Jamais les chiens ne parviendront à s’attirer le genre de respect que les chats arrivent à susciter, quelque soit la préférence à laquelle nous pousse notre imagination ; et pour peu que nous soyons des esthètes dotés de l’esprit d’analyse, plutôt que des émotifs soumis à leurs passions, le chat l’emportera toujours et sans conteste dans notre estime.

 

Ajoutons, qui plus est, que pour être distant et hautain le chat n’en est pas pour autant dénué de sentiments. Une fois que nous sommes parvenus à nous affranchir du préjugé sentimental et primaire qui veut que l’on considère toujours les chats comme des « êtres veules » et « d’horribles tueurs d’oiseaux », ces animaux « inoffensifs et nécessaires » se révèlent comme le symbole ultime du bonheur domestique ; leur progéniture devient l’objet d’un culte enthousiaste et est adorée, idéalisée et célébrée par des dactyles, des anapestes, des ïambes et des trochaïques des plus rhapsodiques. Le vieillard gâteux que je suis avoue un penchant totalement irraisonné et antiphilosophique pour les petits chatons couleur charbon qui ont de grands yeux jaunes, et que je ne peux m’empêcher de les câliner lorsque je les aperçois dans la rue, que le Dr Johnson ne pouvait s’empêcher de heurter tous les poteaux qui se trouvaient sur son chemin. De nombreux chats vouent également à leurs proches cette amitié réciproque qu’on loue avec une telle emphase chez les chiens, les êtres humains ou les chevaux, pour ne citer qu’eux. Les chats finissent par associer certaines personnes avec les instants de bonheur réguliers auxquels ces dernières contribuent et manifestent à leur approche une agitation amicale, conséquence directe de leur attachement et de leur reconnaissance, même lorsque ces personnes ne leur apportent ni boisson, ni nourriture, et qui se transforme en apathie en cas d’absence prolongée. Un chat avec qui j’entretenais une relation très intime alla jusqu’à refuser toute nourriture autre que celle que je lui apportais personnellement, et il préférait souffrir de la faim plutôt que de toucher à la moindre bouchée de celle que des voisins attentionnés lui offraient. Il avait également ses préférences parmi les chats de cette maisonnée idyllique ; il partageait de lui-même sa nourriture avec l’un de ses compagnons à moustaches, alors même qu’il chassait avec une violence extrême « Boule de neige », son rival au pelage noir de suie dès que ce dernier avait le malheur de jeter, ne serait-ce qu’un regard sur son assiette. A ceux qui rétorquent que ces marques d’affection félines sont finalement l’indice d’un esprit essentiellement « égoïste » et « pratique », qu’il nous soit permis de demander quelles autres motivations, en dehors de celles découlant des instincts brutaux les plus primitifs, animent la plupart des humains. A présent que nous voilà revenus à une plus juste vision des choses, sans doute nous épargnera-t-on ces remarques ingénues à propos de l’ « égoïsme » du chat.

 

La supériorité et la qualité de la vie intérieure du chat, résultat direct de sa maîtrise de soi, est bien connue. Le chien est un être pitoyable, entièrement dépendant de son entourage ; il ne peut vivre qu’entouré de ses semblables ou aux côtés de son maître. Laissez-le seul, et tout ce qu’il pourra faire sera d’aboyer, de hurler et de tourner en rond jusqu’à ce que la fatigue le force à dormir. Le chat, quant à lui sait toujours se contenter de son sort. A l’instar des hommes supérieurs, il peut être à la fois seul et heureux. Lorsqu’il s’aperçoit qu’il n’y a personne autour de lui pour le distraire, il en prend son parti et se met en devoir de se distraire tout seul : nul ne connaît vraiment les chats, s’il ne lui est jamais arrivé de surprendre un petit chaton alors qu’il se croit seul. Ce n’est qu’en ayant vu avec quelle grâce naturelle il chasse sa propre queue ou ronronne de contentement que l’on peut pleinement appréhender tout le charme de ces lignes écrites par Coleridge en songeant davantage aux jeunes humains qu’aux petits chats :

[…] un elfe gracile,

Chantant et dansant pour lui-même.

Mais on pourrait consacrer des volumes entiers à un tel sujet, car les yeux des chats sont d’une complexité et d’un charme infinis. Qu’il nous suffise de dire qu’au cours de tels ébats, des chats se sont livrés à des facéties dont certains psychologues ont affirmé qu’elles avaient pour origine un sens de l’humour authentique et incontestable ; de sorte qu’il ne serait donc pas si difficile en fin de compte de faire « rire un chat[3] », même en dehors des frontières du Cheshire. En résumé, le chien est un être inachevé. Comme les hommes inférieurs, il a besoin de stimuli extérieurs et de motivations artificielles à ses actes. Quant au chat, il est parfait en soi. Il se suffit à lui-même au même titre, par exemple, qu’un philosophe. C’est un être à part entière pour la simple raison qu’il en a l’impression et la conviction, tandis que le chien ne peut pas concevoir l’existence en dehors d’une relation permanente avec autrui. Si vous fouettez un chien, il vous lèche… Bah ! Cette bête ne se conçoit pas autrement que comme la partie inférieure d’un organisme dont son maître serait la partie supérieure. Il ne penserait pas davantage à rendre les coups que lui donne son maître, que celui-ci penserait à se frapper la tête parce qu’elle lui inflige une migraine. Fouettez à présent un chat, et voyez le regard et les crachements indignés qu’il vous lance ! Frappez-le encore et il se retournera contre vous, car ce gentlemen se considère comme votre égal et il ne tolère pas que vous portiez atteinte à sa personne ou à ses privilèges. Il ne reste chez vous que parce qu’il le veut bien, ou peut-être parce qu’il condescend à vous honorer de cette faveur. Ce n’est pas vous, mais la maison qu’il aime, car, comme tout bon philosophe, il a compris que les hommes ne sont que de bien piètres accessoires sur la scène de l’existence. Si vous allez trop loin, il n’hésitera pas à vous quitter ; vous vous êtes cru son maître et n’avez rien compris à la véritable nature de vos relations, or aucun chat digne de ce nom ne peut tolérer un tel manquement aux bonnes manières. Il ne lui reste plus à présent qu’à se mettre à la recherche de compagnons moins obtus. Laissons les faibles, ceux « qui tendent l’autre joue », se consoler au contact de leurs chiens serviles, car pour les vigoureux païens dont les ancêtres par le sang contemplaient les brumes nordiques, le chat est à nul autre pareil ; il est l’intrépide messager de Freyja qui peut fixer Thor et Odin sans détourner ses grands yeux ronds, jaunes ou verts, qui lui donnent ce regard pensif.

 

Par ces remarques, je crois être arrivé à exprimer les diverses raisons pour lesquelles, selon moi, et selon la belle expression utilisée en titre par M. Van Doren, « les gentlemen préfèrent les chats ». La réponse de M. Terhune, parue récemment dans le New York Tribune, me paraît hors de propos dans la mesure où son auteur, loin de livrer une argumentation véritable, se contente d’affirmer son appartenance à cette « très humaine » majorité de convenances qui prête une certaine importance aux sentiments d’affection et à la compagnie, aime avoir de l’importance pour un être vivant, se base sur des notions d’ordre purement éthique sans se soucier du droit de la beauté à exister par et pour elle-même, et aime par conséquent le plus noble et le plus fidèle ami de l’homme : le chien. Je suppose que M. Terhune aime également les chevaux et les bébés – même si l’automobile et Margaret Sanger ont largement contribué à en réduire le nombre –, comme c’est toujours le cas de ces messieurs comme il faut qui portent des cols Arrow et adulent les Harold, Bell, Wright et autres héros modernes.

 

Les chiens sont donc des paysans et des animaux de paysans, les chats sont des gentlemen et des animaux de gentlemen. Le chien s’accommode de celui qui préfère nourrir des sentiments banals et une morale surévaluée et « humanocentriste » plutôt que de vouer un culte austère et désintéressé à la beauté ; celui qui n’aime que les compagnie des « gens » et qui ne répugne pas à être l’objet d’une adoration mièvre pour peu qu’on lui prête attention. (Tableau de chien couché sur la tombe de son maître – cf. Lanseer, Chien menant le deuil du Vieux Berger.) Le type qu’est (sic) pas du genre cérébral, mais qui fait ce qu’il peut, et qui arrive presque toujours à comprendre ce qu’il lit dans le Saddypost ou le N.Y. World ; le type qui a jamais trop aimé Valentino mais qui aime encore bien passer une soirée à regarder Doug Fairbank au cinéma. Un type bien, constructif, pas morbide pour un sou, civique en diable, très « famille », (j’ai oublié de mentionner la radio). Un type normal, en somme : tout à fait le genre de battants, de fonceurs qui font les meilleurs propriétaires de chiens.

 

Le chat convient à l’aristocrate (qu’il le soit par naissance ou par goût) qui admire ses cousins dans l’aristocratie. Il convient à l’homme qui sait apprécier la beauté et n’ignore pas qu’elle est la seule force vive de l’univers aveugle et indifférent où nous vivons, et qui adore cette beauté sous toutes ses formes sans se préoccuper des illusions mentales et éthiques du moment. Il convient à l’homme qui connaît toute la vanité des aspirations humaines et s’en tient à la seule réalité qui soit : car la beauté est bien réelle, en cela qu’elle transcende les sentiments qu’elle suscite. Un homme qui se contente de la place qu’il occupe dans l’univers et ne ressent pas le besoin de nourrir des préjugés conventionnels mais aime au contraire en toute chose la pondération, la force, la liberté, le luxe, la suffisance et la contemplation ; un homme à l’âme forte et courageuse qui préfèrera un animal qu’il puisse respecter, plutôt qu’un animal qui viendra lui lécher le visage et acceptera indifféremment ses coups et ses caresses ; un homme qui cherche un être individualiste, fier et beau, avec qui il puisse entretenir des relations d’égal à égal, plutôt qu’un être féal et peureux avec qui il n’aurait que es relations de maître à esclave. Le chat n’est pas fait pour le compagnie des petits travailleurs acharnés, imbus de l’importance de leur « mission » sur cette terre, mais pour celle des poètes rêveurs et éclairés qui savent que rien en ce monde ne vaut vraiment la peine qu’on s’en préoccupe. A une époque plus saine que celle-ci, les dilettantes, les amateurs, ou si l’on préfère, les décadents avaient encore la possibilité de réaliser quelque chose ; c’est pourquoi ils furent les principaux artisans de ces glorieuses ères païennes. Le chat est fait pour celui qui réalise quelque chose, non pas par devoir, sans même y réfléchir, mais pour le plaisir, le charme, la splendeur, la puissance qui s’y rattachent ; il est fait pour le harpiste qui chante de vieilles batailles, seul dans la nuit ; ou pour le guerrier qui s’en va livrer de telles batailles pour la beauté, la gloire et l’honneur d’un pays dont les habitants ignorent la faiblesse. Il est fait pour celui qui ne se laissera pas charmer et endormir par la banalité du quotidien parce qu’il ne peut vivre que dans une atmosphère cultivée et énergique, au milieu de la grâce et du bien être qui seuls justifient l’effort ; pour l’homme qui sait que ce ne sont pas le travail et l’empressement, mais l’amusement et la décontraction qui importent dans l’existence, et qui tente, comme toute personne évoluée, d’échapper au triste sort de ceux qui ne travaillent que pour conserver le droit de travailler encore.

 

De la beauté, de la suffisance, de l’assurance et des bonnes manières… que faut-il de plus pour faire un être civilisé ? Tout cela, le divin petit monarque qui trône fièrement sur son coussin de soie posé devant l’âtre, le possède amplement. Ce charme et cette gaieté naturels, cette fierté, cette harmonie des formes et des gestes, cet esprit, cette vivacité ne demandent qu’un peu de bonne foi pour qu’on les reconnaisse et qu’on les adore à leur juste mesure. Quel être véritablement évolué ne souhaiterait-il pas de toute son âme devenir le grand prêtre de Bastet ? Selon moi, l’étoile du chat se trouve à présent en phase ascendante ; il en est ainsi depuis que le monde a commencé à s’affranchir des illusions moralistes qui étouffaient le dix-neuvième siècle en portant aux nues cet animal malpropre et déplaisant qu’est le chien. Nul ne peut dire encore si une nouvelle exaltation de la beauté et de la puissance s’apprête à assurer la renaissance de la civilisation occidentale, ou si les forces désintégratrices actuellement à l’œuvre sont déjà trop fortes pour qu’on puisse les contrer. Mais en ces temps de cynisme et de franchise délibérés que nous connaissons après les poses affectées du dix-neuvième siècle, alors que les décennies à venir restent pour nous un inquiétant mystère, il nous est au moins donné de profiter d’un timide aperçu de l’antique clairvoyance païenne.

 

A la lumière de cette révélation, nous contemplons désormais dans toute sa splendeur une idole dressée sur un trône idéal de soie et d’or recouvert par un dôme chryséléphantin. Cette idole à la grâce immortelle dont les pauvres humains n’ont pas toujours su reconnaître les qualités, cet être majestueux, insoumis, mystérieux, voluptueux, babylonien, détaché, cet éternel compagnon des artistes supérieurs, ce parangon de beauté, ce frère de la poésie, doux, sérieux, au caractère de patricien : le chat.

 

Howard Phillips LOVECRAFT

1890 - 1937



[1] Remarque valable pour l’anglais, davantage que pour le français. (NdT).

 

an offensive term for a woman who is regarded as spiteful or malicious (informal insult)

 

has the cat got your tongue? used to prompt somebody to speak or to ask the reason for his or her silence

let the cat out of the bag to disclose secret or confidential information, usually accidentally

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[2] Jeu de mots intraduisible entre le nom wolf (loup) et l’expression to wolf (engloutir sa nourriture) (NdT)

[3] Expression sans équivalent direct en français (NdT)

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